L’Europe a besoin de champions de la diffusion culturelle sur Internet

LE MONDE / 24 JUIL 2012 .

Seuls de grands groupes pourront lutter contre le monopole américain.

Bernard Miyet / Diplomate, ancien secrétaire général adjoint des Nations unies, ex-président de la Sacem et du Groupement européen des sociétés d’auteurs et de compositeurs de musique.

 

La révolution numérique a accéléré la mondialisation et l’intensification des échanges de biens culturels. Que ce soit dans la musique, l’audiovisuel, le cinéma ou la littérature, la production culturelle européenne ne peut se permettre de rater ce rendez vous.

A l’heure où Internet rebat toutes les cartes et bouleverse tous les rapports de force, l’Europe ne doit pas devenir un simple espace de consommation d’oeuvres ou de concepts créés et produits par des entreprises non européennes, alors que ces dernières ont déjà gagné la bataille de la distribution.

Pourtant, rien n’est moins sûr à l’heure où l’on constate que les principaux services et logiciels de diffusion des œuvres dématérialisables sont essentiellement contrôlés par une poignée de groupes nord-américains qui se nomment Apple, iTunes, Amazon, Google-YouTube, Facebook,Netflix, etc.

Mais paradoxe : au lieu de se focaliser sur la consolidation et le développement des industries culturelles et des diffuseurs européens, nos dirigeants s’interrogent depuis des mois, d’une part, sur le casse tête de la réglementation ou sur la nature des instances de tutelle à mettre en place pour ces plates-formes de distribution de contenus, et, d’autre part, sur une application tatillonne et purement théorique du droit de la concurrence.

Or, le secteur des industries culturelles reste non seulement essentiel en matière d’emploi dans les pays européens, mais, de surcroît, il est un puissant vecteur de cohésion sociale et un ingrédient essentiel pour poursuivre la construction européenne.

Dans ce contexte, alors qu’il eût fallu se préoccuper de l’invraisemblable dumping fiscal auquel se livrent certains petits Etats européens comme l’Irlande et le Luxembourg pour le seul bénéfice des mastodontes américains, les fonctionnaires bruxellois ne cessent actuellement d’ergoter sur les risques théoriques de position dominante des entreprises de production et de diffusion européennes, voire condamnent la France pour avoir réduit de 2% le taux de TVA sur le livre électronique. Ils paraissent ignorer que les service de distribution en ligne américains contrôlent désormais 70 à 80% du marché dans des dizaines de pays sur la planète, après avoir réussi à laminer les entreprises locales entravées par des réglementations nationales inadaptées ou par une taxation désavantageuse. Face à cette situation, il conviendrait de redresser la barre en redonnant un grand bol d’air à nos propres entreprises de diffusion et de production par la mise en place de règles fiscales et de dispositions légales et réglementaires qui ne les désavantagent pas par rapport à leurs homologues américaines. De surcroît, il importerait aussi de rééquilibrer les rapports économiques et financiers entre les divers intervenants.

Et de mettre fin au parasitisme deplates-formes apatrides qui ne contribuent ni au financement de la création et de la production des oeuvres culturelles, ni a l’investissement dans l’infrastructure des réseaux de télécommunication.

Comment passer dorénavant à l’échelle supérieure, c’est-à-dire à la dimension internationale pour répondre au défi de la diffusion mondiale? Des noms viennent spontanément à l’esprit dans le domaine des contenus. Et il n’y en a que deux: l’allemand Bertelsmann ou le français Vivendi, qui s’apprête à acquérir la très britannique EMI Music. Ce sont les seuls groupes majeurs à avoir la capacité économique de rivaliser avec des grandes sociétés anglo-saxonnes ou asiatiques. Eux seuls permettent  d’offrir à nos artistes, partout en Europe, la possibilité d’exister et de trouver un rayonnement international .Le pragmatisme et le principe de réalité doivent de ce point de vue guider les choix et les actions des responsables européens. Soyons réalistes : si ces acteurs économiques européens peuvent apparaître dominants sur notre continent, le sont-ils vraiment  à l’échelle internationale et le seront-ils encore demain s’ils n’atteignent pas la taille critique mondiale pour se confronter avec les plus grands, américains en tête?

Dans l’espace économique européen, ils ont la capacité d’ouvrir la concurrence en inventant de nouveaux types de distribution spécifiquement conçus pour optimiser le service offert et l’expérience de tout internaute. Plus que tout autre, ils ont toujours eu à coeur de favoriser la symbiose qui existe déjà dans les domaines plus traditionnels en soutenant, comme Dailymotion, Spotify, Deezer, des plateformes européennes performantes et novatrices qui se sont développées sur la scène mondiale à armes souvent inégales avec leurs concurrentes américaines.

Franchement, l’argument selon lequel de « grands ensembles » nuisent à la diversité culturelle en conduisant à un formatage réducteur pour la création, est pour le moins fragile. A l’heure d’Internet, le concept de « small is beautiful » atteint vite ses limites. Depuis longtemps, au contraire, les grands groupes industriels européens savent, appliquant en cela un raisonnement de pure logique économique, que la diversité des artistes, des genres, des formes d’expression, sont pour eux un avantage compétitif à long terme.

Il apparaît par conséquent fondamental de consolider leur assise plutôt que de les fragiliser. Sauf à ce que l’Europe accepte, à terme, de se laisser déborder par les grands groupes américains.

 

Le 11 juillet, la Commission européenne a annoncé vouloir faciliter l’octroi de licences de droits sur les oeuvres musicales dans le marché unique. Les mesures proposées imposeront plus de transparence aux sociétés de gestion collective comme la Sacem, qui devront respecter de nouvelles règles de gouvernance à l’échelle européenne.