LA CULTURE A DEUX EUROS : UNE ABERRATION ECONOMIQUE, JURIDIQUE ET PRATIQUE

MARS 2012

Certains responsables politiques  envisagent le financement de l’ensemble de la création en France par une contribution forfaitaire « modeste » de l’ordre de deux euros par mois et par internaute.

Même amendée, cette proposition est totalement déconnectée des réalités économiques des industries culturelles dans notre pays. Elle aurait de graves répercussions sur la diversité culturelle, l’emploi et l’innovation.

En outre, une telle proposition, qui s’apparente à une licence globale, risque de soulever un problème de conformité à la Constitution et aux engagements internationaux de la France. Elle marginaliserait notre pays par rapport à ceux assurant une protection forte des droits de propriété intellectuelle.

Enfin, comment répartir de façon juste le produit d’une telle taxe ? La juste rémunération des auteurs, des artistes et des producteurs est celle qui est fonction de l’exploitation des œuvres. Cette proposition n’apporte aucune solution pour répartir les sommes collectées entre les différentes industries culturelles, d’une part, et entre les ayants droit, d’autre part.

Sur le plan économique

  • Une appréciation erronée du marché de la musique

Deux euros par mois et par internaute représentent 900 millions d’euros annuels pour la culture selon ceux qui proposent ce dispositif. Le calcul est pourtant simple : deux euros multiplié par 12 mois, multiplié par 22 millions d’abonnements à Internet[1]…  Le produit de cette taxe ne dépasserait pas 550 millions d’euros.

Il ne faut pas confondre le nombre d’internautes et celui des foyers abonnés à Internet.

Un montant de 550 millions d’euros serait très largement insuffisant pour financer les besoins des industries culturelles en France dont le chiffre d’affaires actuel avoisine les 10 milliards d’euros[2].

Même en admettant que ce montant soit limité aux seuls besoins de la filière musicale, on serait encore très loin du compte. Le marché de la musique enregistrée en France s’établissait, malgré une chute vertigineuse de plus de 50% depuis 2002, à plus de 800 millions d’euros TTC[3].

  • Une contribution forfaitaire irréaliste

En 2002, année précédant le début de la crise du disque, le chiffres d’affaires détail hors taxes de l’industrie phonographique représentait 1505 millions d’euros, soit 1760 millions en euros constants.

Pour réinitialiser ce montant sur 22 millions d’internautes haut débit, le « forfait » annuel par internaute devrait représenter 80 euros, soit 6.67 euros par mois et par abonné pour le seul secteur de la musique enregistrée, ce qui se traduirait par une augmentation de plus de 22 % du prix aujourd’hui acquitté par l’abonné à Internet.

  • Un plafonnement inéluctable des ressources de la filière et donc des investissements

De même, l’inanité économique d’une telle proposition est patente dès lors que celle-ci aurait pour effet direct de plafonner les ressources de la filière musicale.

Or, dans l’hypothèse d’un tel plafonnement, les acteurs de la filière seraient contraints de réduire leurs investissements pour diminuer les pertes qu’occasionne l’exploitation des nouvelles productions locales, lesquelles seraient donc les premières victimes d’une telle politique.

  • Un système qui tuerait l’offre légale numérique

La licence globale aurait également pour effet direct d’anéantir l’offre numérique légale (Deezer, Beezik, Believe Digital, Fnac Direct, etc.) et de porter un coup sérieux aux détaillants de produits physiques. L’emploi et l’innovation économique sur les réseaux numériques s’en trouveraient gravement affectés.

La licence globale est d’un point de vue économique irréaliste mais surtout génératrice d’un « malthusianisme » qui serait mortifère pour la diversité culturelle.

   

Sur le plan juridique

 

  • La licence globale est contraire à la Constitution

 

Depuis sa décision du 27 juillet 2006[4], le Conseil Constitutionnel a considéré – comme il l’avait fait auparavant pour le droit d’auteur –  que le droit voisin relevait du droit de propriété et que, par voie de conséquence, il bénéficiait des garanties de protection accordées par les articles 2 et 17 de la Constitution au même titre que les autres formes de propriété.

Ce principe a été rappelé à nouveau par le Conseil Constitutionnel dans sa décision du 10 juin 2009 à propos de la loi Création et Internet en précisant que : «les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ont connu depuis 1789 une évolution caractérisée par une extension de son champ d’application à des domaines nouveaux ; parmi ces derniers, figure le droit, pour les titulaires du droit d’auteur et de droits voisins, de jouir de leurs droits de propriété intellectuelle et de les protéger dans le cadre défini par la loi et les engagements internationaux de la France » [5].

Concrètement, cela signifie qu’une atteinte aux droits voisins des producteurs et des artistes ne pourrait être envisagée que si l’intérêt général le commande et sous la condition d’une juste et préalable indemnité des titulaires de droits concernés.

Il est très contestable que la mise en œuvre d’une licence globale réponde à l’intérêt général que celui-ci se traduise par le développement des offres légales, une meilleure répartition des richesses ou la garantie d’une plus grande diversité culturelle.

En revanche, la mesure préconisée, qui revient à une expropriation des droits des artistes et des producteurs, apparaît comme étant disproportionnée par rapport à l’objectif recherché qui consisterait à la disponibilité des œuvres musicales sur Internet.

Pour mémoire, plus de 12 millions de titres sont déjà disponibles sur une quarantaine de plateformes légales.

En outre, l’adoption d’un dispositif imposant une licence globale aux seuls acteurs de la filière musicale – comme envisagé par certains- entraînerait une rupture d’égalité entre les différentes industries culturelles.

 Cette discrimination à l’encontre notamment des producteurs de phonogrammes apparaît comme incompatible avec le principe d’égalité de traitement, entre titulaires de droits de propriété intellectuelle, consacré par notre Constitution.

 

  • La licence globale est contraire aux engagements internationaux de la France

Au regard du droit international conventionnel, l’institution d’une licence globale se heurte à trois normes : la Convention Européenne des Droits de l’Homme, le Traité OMPI sur les droits voisins du 20 décembre 1996 et le directive DADVSI du 22 mai 2001 qui en découle.

En effet, la licence globale remet en cause les principes fondamentaux du droit de la propriété littéraire et artistique dégagés par ces textes.

Le droit moral est totalement ignoré par ce mécanisme.

Quant au droit patrimonial, il est réduit à sa plus simple expression, le principe du droit d’autoriser étant remplacé par un simple droit à rémunération combiné à une exception légale.

Une telle mesure placerait la France dans un réel isolement international dans le domaine des biens et services culturels.

Nous serions susceptibles de faire l’objet de recours au niveau des instances internationales ou européennes : Organisation mondiale du commerce, Cour de justice de l’union européenne, Cour Européenne des Droits de l’Homme…

Au final, nous perdrions en grande partie notre capacité à défendre le droit d’auteur et la diversité culturelle.

 Conclusion 

Tant sur un plan économique, juridique que pratique, la licence globale apparaît comme une solution inadaptée aux besoins des industries culturelles à l’ère de l’Internet. Elle a en outre pour inconvénient de figer les situations dans un monde, la culture sur Internet, en constante évolution.

 DAVID EL SAYEGH, Directeur Général du SNEP

 

 

 

 


[1] Au 31 mars 2011, le nombre d’abonnements internet à haut et très haut débit sur réseaux fixes s’élève à 21,8 millions (source : ARCEP)

[2] Pour la musique, le livre, la vidéo, le jeu vidéo et le cinéma (source : GfK)

[3] Marché de détail physique et téléchargement TTC (source : GfK Music)

[4] Décision n°2006-540 DC du Conseil Constitutionnel du27 juillet 2006, considérant 15 : « Considérant que les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ont subi depuis 1789 une évolution caractérisée par une extension de son champ d’application à des domaines nouveaux ; que, parmi ces derniers, figurent les droits de propriété intellectuelle et notamment le droit d’auteur et les droits voisins ».

[5] Cons. Const. 10 juin 2009, § 13, JO 13 juin 2009, p. 9675, RTD civ. 2009. 754, obs. Th. Revet.